dimanche 6 mars 2011

Les Tunisiens réinventent la République - 5 mars 2011 - Paul Alliès



Cher amis, 

J'aurai bien aimé participer à tout ce qui se passe en Tunisie en ce moment mais, pour cause de boulot, je suis loin .... 
Je vous rapporte donc cet article, un peu compact je l'admets, mais que j'ai lu avec attention et que je trouve intéressant. 
Bonne lecture. 

Sanda Salakta







En 24 heures la révolution démocratique a fait un nouveau bond en avant à Tunis. Les deux seules autorités en place, le président de la République par intérim Foued Mebazaä et le Premier ministre Béji Caïd Essebsi ont successivement, ce jeudi soir et vendredi matin, ratifié la mise en route du processus que beaucoup réclamaient: une assemblée constituante sera élue la 24 juillet prochain, veille de la fête traditionnelle de la République.
Aussitôt la Kasbah a levé le camp avec force youyous dans "la joie, la dignité et la fierté" comme toute la presse l'a observé. Elle a démontré sa maturité comme sa nécessité politique (voir mon billet du 27 février). Mais ce dénouement a aussi révélé la grande expérience d'une "classe politique" formée aux premières heures du bourguiguisme ou dans l'opposition à Ben Ali. Cette dimension devrait être intégrée une fois pour toute en France (on en est loin et j'y reviendrai dans un dernier billet): elle est un atout considérable pour la réussite de cette révolution et l'avènement d'une Deuxième République. 
Car les Tunisiens sont en train de donner un exemple à tout le monde arabe et peut-être au-delà. Ce sera la première fois depuis le XIX° Siècle qu'aboutira une révolution non seulement républicaine mais populaire et  démocratique. La Tunisie contemporaine renoue ainsi avec ce que sa tradition avait de singulier: elle fut le premier Etat arabe a adopter une Constitution en 1861 sous le règne de Sadok Bey, effacée bien vite par le colonialisme français. Aujourd'hui elle inaugure une procédure sans équivalent ailleurs, celle de la Constituante, riche de promesses.
La feuille de route tracée par le Président et le Premier ministre est limpide. La Constitution du 1° juin 1959 est "suspendue" et avec elle tous les organes qu'elle désignait sauf le Conseil de l'Etat c'est-à-dire le Tribunal administratif et la Cour des Comptes chargés de veiller à la régularité juridique des textes et des comptes publics. Le président de la République reste en fonction (alors que l'intérim aurait dû prendre fin le 15 mars prochain) au nom de "la pérennité de l'Etat" qu'il incarne. Depuis le mois dernier, par modification de l'article 28 de la Constitution il a reçu le pouvoir de légiférer par décret-loi, mettant ainsi hors jeu les Chambres de l'ancien régime. Le Premier ministre va annoncer dans le 48 heures un gouvernement composé de techniciens. En toute hypothèse ceux qui en seront membres ne pourront se présenter aux prochaines élections. Cette disposition fort habile a entraîné la démission des ministres politiques du gouvernement Ghannouchi, parti dimanche soir. La  Commission "pour la réalisation des objectifs de la Révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique" qui a déjà bien entamé son travail pour ce qui concernait les missions attribuées au Doyen Ben Achoun (voir mon billet du 26 février) se réunira en Conseil formé de personnalités politiques, représentants des partis et d'organisations de la société civile; et on peut compter sur Facebook pour élargie le pérmiètre. Il est une réponse (négative) aux prétentions du Comité de défense de la Révolution qui s'était installé sous l'autorité de l'UGTT (alliée aux islamistes) syndicat dont le rôle avant et après le 14 janvier n'a pas fait encore l'objet des clarifications nécessaires. Une de ses premières contributions est la rédaction d'une code électoral garantissant la sincérité des scrutins à venir. C'est un document (pour l'instant non publié mais que nous avons pu consulter) extrêmement rigoureux: il va de l'organisation des bureaux de vote aux sanctions pénales en cas de fraude  Le scrutin se déroulera au niveau des arrondissements (sections des Gouvernorats) et probablement au scrutin uninominal; ce qui pourrait encourager l'émergence de candidats susceptibles de devenir des responsables politiques locaux de partis démocratiques qui en sont pour l'instant dépourvus. 
Ce processus est impeccable. Il contraste avec celui décidé par les militaires égyptiens: d'abord la Constitution ne sera qu'amendé; ensuite ces amendements seront le fruit des réflexions de huit experts; enfin le peuple ne pourra que les ratifier par référendum. En Tunisie la procédure retenue porte en elle une toute autre ambition démocratique.
D'abord l'Assemblée Constituante va conduire les partis (21 reconnus à ce jour) à donner un contenu à leurs projets politiques. Le débat s'est d'ores et déjà engagé sur le avantages et inconvénients des différents "modèles", étant entendu qu'il n'est pas question de reproduire l'un ou l'autre existant à l'étranger (comme cela s'était fait en 1959 en importation de la Constitution de la V° République française). Aujourd'hui les spécialistes les plus engagés dans la réflexion regardent beaucoup du côté du Portugal si ce n'est de la Pologne. Ce sont en effet deux pays qui au sortir de leurs dictatures avaient beaucoup imité le présidentialisme français. Or le Portugal entre 1976 et 1982 comme la Pologne entre 1990 et 1997 ont neutralisé le sur-pouvoir présidentiel que voulaient incarner le général Eanes comme Lech Walesa. Ces pays ont alors rejoint le monde autrement équilibré du système primo-ministériel, laissant la France seule en Europe avec son archaïsme bonapartiste. C'est ce qui pourrait advenir en Tunisie. Rares sont les partis tel le PDP qui défendent une formule quelconque de régime présidentiel; l'ambition de son fondateur Najib Chebbi, candidat par avance à la fonction suprême peut expliquer la volonté de ce parti de gauche de vouloir des élections présidentielles avant la Constituante et d'appeler de ses voeux un "régime semi-présidentiel" à la française. Le débat va donc se centrer sur les modes de production d'un parlementarisme rationalisé et sur l'opportunité de conserver l'élection du Président au suffrage universel direct. Quoi qu'il en soit, l'unanimité est pratiquement faite sur la limitation extrême des pouvoirs du président; si bien qu'à supposer que son élection populaire soit retenue elle ne sera pas différente de celle en vigueur dans onze Etats membres d l'Union Européenne, de la Finlande à l'Autriche en passant donc par le Portugal et la Pologne.
Mais d'autres débats vont animer la Constituante, en particulier celui de la sécularisation de la République. L'article 1 de la Constitution de 1959 faisait de l'Islam la religion de l'Etat tunisien.  Les laïques n'en veulent plus mais ils n'entendent pas pour autant laisser les mosquées ou l'enseignement religieux à la discrétion des imams. L'autre question est celle d'Ennahda, le mouvement islamiste inspiré à ses origines par les Frères musulmans égyptiens. Son dirigeant rentré d'exil, Rachel Ghannouchi (homonyme du ci-devant Premier ministre mais rien de plus) a tenu un discours apaisant respectueux d'une distinction entre l'Etat et la religion. Mais, s'il a reconnu la laïcité c'est en tant que" courant d'opinion" et non pas comme un mode d'organisation de toute la société. Ceci étant ces islamistes qui se revendiquent de plus en plus de l'AKP turque ne sont plus le recours au mal être de la jeunesse et n'apparaissent pas plus ici qu'ailleurs comme le meilleur choix des élites sociales. 
En tout état de cause la campagne pour les élections à la Constituante comme les débats qui vont l'animer après le 24 juillet, nonobstant le Ramadan qui devrait débuter alors, sont susceptibles de clarifier considérablement la scène politique; certains partis de gauche réfléchissent dés maintenant à leur possible fusion.
Quoi qu'il en ressorte, tout cela est un véritable événement historique qui aura des conséquences considérables et durables. D'ores et déjà la question d'Israel change de nature. Avec l'installation de régimes démocratiques et de gouvernements pratiquant l'alternance, il n'est plus du tout l'unique démocratie dans un environnement hostile, bastion contre l'islamisme radical dans la région. Avec l'émergence d'une affirmation arabo-musulmane au lieu de l'invocation de la charia c'est l'irruption d'un autre monde, celui d'une jeunesse éduquée, d'élites éclairées, de peuples matures qui auront chassé ces dictatures corrompues qui étaient ses meilleurs alliés. A l'horizon de ce printemps arabe extraordinaire, redonnant foi dans les fins démocratiques et cosmopolites de l'histoire, demeure une inquiétude; celle d'une ultime guerre qu'un Etat devenu autiste et désespéré voudrait faire à ce grand basculement.  Pour la conjurer il importe que nous soyons à la hauteur de la réinvention de la République tunisienne; or ni nos gouvernements ni nos partis ne le sont. C'est aussi chez nous qu'il faut changer profondément la politique.



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